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« Directeur Général »

 

Vincent CANCHON, 1995 (EPS), Directeur Général - Associé Fondateur du groupe Square.

À 49 ans, Vincent Canchon (EPS 95) publie Ce qu’a tu le vent d’Ouest, paru chez Gallimard, le 4 mars dernier.
L’occasion de revenir sur son itinéraire depuis l’obtention de son diplôme de l’IEP de Grenoble, il y a vingt-six ans.

Peux-tu nous décrire tes débuts, que s’est-il passé immédiatement après Sciences Po ?

Ma dernière année à l’IEP était une année d’élection présidentielle. Souhaitant vivre l’événement de l’intérieur, j’ai rejoint, sur mon temps libre, l’équipe de Richard Cazenave, alors député de la 1ère circonscription de l’Isère, qui avait décidé de soutenir la candidature de Jacques Chirac. Cette expérience, l’excitation de la campagne également, m’incitèrent à poursuivre dans cette voie. J’eus alors l’opportunité d’intégrer le cabinet de Bernard Pons, ministre de l’Équipement du premier gouvernement Juppé. Je n’avais ni fonction officielle ni rémunération substantielle, mais, même caché dans une soupente reculée de l’hôtel de Roquelaure, j’étais heureux de participer à l’aventure ! L’essentiel de mon travail consistait à préparer, sous la responsabilité de Françoise Troclet, Attaché parlementaire, les réponses du ministre aux questions hebdomadaires des députés et sénateurs.

Mais, sans statut ni mandat officiel, quelle pouvait être la suite ?

C’était bien la question. Concrètement, j’avais le choix entre reprendre mes études, préparer les concours administratifs, ou m’engager pleinement dans la vie politique. Mais aucune de ces perspectives ne m’enthousiasmaient. Avouons-le, je ne savais pas ce que j’allais faire de ma vie. J’aimais naviguer… et écrire, mais avais bien conscience de n’être ni Tabarly ni Conrad. Tout cela était trop faible pour le grand large…

C’est alors que…

Absolument ! Je m’entendais très bien avec la directrice de cabinet du Président du Sénat, René Monory. C’est elle qui m’a présenté Marcel Patrignani, directeur d’une filiale du groupe Altran. Sans aucune connaissance du monde de l’entreprise (il faut bien reconnaître que l’enseignement dispensé par l’IEP présentait quelques lacunes à ce sujet), ignorant tout de ses activités, j’ai rejoint Altran fin 1996, quelques mois avant la dissolution de l’Assemblée nationale…
C’est là que j’ai rencontré Jérôme Boucheron, auquel ma vie professionnelle se trouve liée depuis maintenant vingt-cinq ans.

Et qu’est-ce qu’a engendré cette rencontre ?

À l’issue de 11 années passées au sein du groupe, nous dirigions Altran CIS (Consulting & Information Services), un pôle qui constituait moins d’un dixième des effectifs du groupe, mais réalisait un tiers de sa marge nette…
Sans nous penser franchement meilleurs que d’autres, nous avons tout de même pris conscience que nous savions peut-être faire quelque chose, finalement…
À 35 ans, nous sentions qu’il fallait tourner la page. De profondes divergences de vues avec le nouveau Président d’Altran ont achevé de nous convaincre qu’il était temps de voler de nos propres ailes.

Le début d’une nouvelle aventure, donc ?

Tout à fait. Un an après notre départ d’Altran, en 2008, Jérôme Boucheron, Éric Bonnel, Patrick Meyer et moi-même avons fondé Square, groupe de conseil en stratégie et organisation, devenu en un peu plus de douze ans le 1er cabinet de conseil indépendant en France et au Luxembourg. Une aventure entrepreneuriale qui perdure — et dont je n’aurais jamais pu imaginer l’éventualité durant mes études à l’IEP !

Justement, au regard de ton parcours, quels conseils donnerais-tu aux jeunes ou futurs diplômés de l’IEP ?

Qu’ils ne négligent pas les occasions que peut offrir l’entreprise ! Au sein des IEP, l’entreprise n’est pas loin d’être un mot tabou. Comme s’il y avait, d’un côté, la vulgarité de l’argent, du secteur marchand, et de l’autre, la noblesse d’État. C’est extrêmement réducteur et ne témoigne pas, loin s’en faut, de l’extraordinaire diversité que recouvre le terme. Dans ces organismes, les diplômés de Sciences Po sont appréciés. Ils apportent une ouverture, un regard, des méthodes, des compétences qui ne sont ni celles des ingénieurs ni celles des diplômés des écoles de commerce.
Ils ont donc, incontestablement, une carte à jouer !
La conscience qu’un étudiant d’IEP peut avoir des grands enjeux contemporains, politiques, géopolitiques, sociaux, économiques, environnementaux, est une richesse évidente.
De même, ceux qui choisiront de faire carrière dans la haute fonction publique, de s’engager politiquement ou socialement, gagneraient, je crois, à voir de l’intérieur comment fonctionne une entreprise ; certaines décisions ou réflexions pourraient s’en trouver avantageusement éclairées…
L’entrepreneuriat non plus ne devrait pas être un terme infamant. Entreprendre, créer, ou s’associer à la création d’une entreprise est également un moyen d’agir, de promouvoir une certaine vision du monde.

En résumé, est-ce que les diplômés de l’IEPG ont un avenir ?

Je constate aujourd’hui deux éléments déterminants parmi les candidatures que nous traitons : avoir effectué des stages significatifs… et un séjour de longue durée à l’étranger. Ces deux facteurs, à diplôme égal, sont vraiment des atouts.
Mais pour répondre à ta question, si les diplômés de l’IEPG considèrent l’ensemble des possibilités qui s’offrent à eux — y compris celles auxquelles ils n’auraient jamais pensé de prime abord — la réponse est OUI, sans hésiter !

Tu as également créé une fondation, que peux-tu nous dire sur le sujet ?

C’est vrai, dans le meilleur des cas, une entreprise peut aussi prendre ce type d’engagements. Sensibilisés, en partie pour des raisons personnelles, à la situation des enfants souffrant de maladies chroniques, nous avons créé la Fondation Square pour l’Entrepreneuriat, l’enfance et la santé, qui œuvre au développement de la recherche médicale et à l’amélioration des conditions de vie des enfants hospitalisés.
La Fondation soutient un nombre d’organismes restreints (Association Petits Princes, Hôpital Necker, Institut Imagine, CAMI Sport&Cancer) mais elle accompagne ceux-ci dans la durée. Cette notion de partenariat de long terme est fondamentale à nos yeux.
En 2020, la Fondation a par ailleurs soutenu financièrement l’initiative Covid Human Genetic Effort, lancée par le Pr. Jean-Laurent Casanova, contribuant ainsi à l’identification des causes génétiques de certaines formes graves de la Covid-19. Une découverte de portée internationale, qui a permis une prise en charge spécifique des jeunes patients et ouvert la porte à de nouveaux traitements.

Sentiment d’accomplissement, donc ?

Disons que nous avons eu la chance de bien nous entendre et d’être très bien entourés. Mais, oui, heureux du résultat, même si, et cela nous ramènera sans doute à l’écriture, quelque chose au fond de moi n’était pas assouvi…

Abordons le chapitre en effet, quelle place occupe l’écriture dans ta vie ?

J’ai toujours écrit. Mes premières tentatives remontent à l’âge de 7 ans. J’avais entrepris de rédiger un texte racontant les aventures du Karaboudjan, le cargo commandé par le capitaine Haddock, dans Tintin et le Crabe aux pinces d’or. Au lycée, j’écrivais les scénarios des jeux de rôles auxquels nous nous livrions, parfois des nuits entières. C’est l’époque où j’ai découvert Lovecraft, puis Poe.
Suivirent des poèmes (sur lesquels on sera prié de fermer les yeux), plusieurs nouvelles, un premier, puis un deuxième roman, que je n’ai pas envoyés. La suite est une histoire de doutes, de tâtonnements, de patience, de travail. Une histoire d’obsession…, une passion fixe.
Près de vingt années se sont écoulées ainsi —longue quête d’une forme qui se refusait, inconstante, rétive, glissante. Un savon, que, contrairement à Ponge, je ne parvenais pas à écrire…, jusqu’à ce roman.

Et comment trouve-t-on le temps d’écrire un roman lorsqu’on doit assumer la direction opérationnelle de son entreprise ?

Je crois que l’écriture est une question de désir avant d’être une question de temps. Bruno Lemaire occupe, depuis des années, d’éminentes fonctions à la tête de l’État, ça ne l’empêche pas d’écrire. Les exemples sont nombreux. L’écriture est un très curieux virus. Il n’affecte pas tous les porteurs de la même façon, mais, dans les cas les plus graves, la main du patient exige une production de lignes quotidienne, régulière en tout cas : écrire lui est à peu près aussi indispensable que boire ou respirer. Réduit à cette nécessité, je t’assure que le temps se trouve !

C’est curieux de t’entendre parler de « nécessité », s’agissant d’une activité, et tout particulièrement celle de romancier, que l’on associerait plus volontiers à la liberté, qu’en penses-tu ?

C’est sans doute un des paradoxes de l’écrivain. La rançon d’une liberté —qu’il ne trouve qu’à travers le fait d’écrire — implique une sorte d’aliénation. La nécessité est-elle préexistante, ou bien est-elle le résultat de l’addiction, je ne saurais dire, mais les deux notions sont liées. À quelques amis qui s’étonnaient de me voir continuer à corriger mon texte — qu’ils pensaient achevé de longue date —, je répondais que « je n’avais pas le choix ». C’était ce que je ressentais, en effet. Une exigence intérieure. Un peu comme si tu hébergeais, dans ta tête, le professeur de batterie interprété par J.K. Simmons dans le Whiplash de Damien Chazelle.
Je dirais, pour clore le sujet, que cette liberté à un prix, qui est souvent celui d’une certaine solitude. Selon Aristote, « il y a les vivants, il y a les morts… et ceux qui vont sur la mer ». Je trouve la formule parfaitement adaptée à cette espèce d’état transitoire permanent dans lequel se trouve celui qui navigue — comme celui qui écrit.

Évoquons ton livre, pour finir, quelles étaient tes intentions en entreprenant la rédaction de ce roman ?

Pour être tout à fait honnête, je crois que je n’ai eu conscience de mes « intentions » qu’une fois le roman achevé. En pleine phase de rédaction, quand on me demandait de quoi il s’agissait, je racontais qu’il me semblait écrire une sorte de « Lord Jim au château d’Argol ». Sans doute retrouve-t-on leur influence. Mais c’est surtout en lisant un essai de Jean-Yves Tadié sur Debussy — au prélude duquel, à un verbe près, je dois le titre le titre de mon roman — que j’ai réalisé, peut-être pas « l’intention », mais l’ambition de ce texte : « mon poète, écrivait le compositeur, celui qui me laisse greffer mon rêve sur le sien ». L’enjeu de l’entreprise m’apparut résumé dans ces seuls mots : il me fallait trouver une forme, un style qui autorise la rêverie, une phrase qui permette au lecteur de dé-coller du texte en entant son imaginaire sur celui du roman. C’est ce que j’aime par-dessus tout en littérature…, mais je ne suis pas du tout certain d’y être parvenu !

Quelle place, selon toi, peut occuper le livre dans un monde où règne incontestablement l’image ?

Je vais te raconter une anecdote : entrant récemment à l’Écume des pages, librairie parisienne du boulevard Saint-Germain, j’aperçois Le Crépuscule des fauves, dernier opus de Marc Lévy.
Sur la bande qui l’entourait s’étalaient les extraits de critiques dithyrambiques. Parmi elles, celle de François Busnel : « Un roman qu’on ne peut pas lâcher, avec un rythme haletant, une écriture électrique. Il se dévore comme une série. ». Me revint aussitôt à l’esprit une question qui m’avait hanté durant toute la rédaction de mon livre : si l’avenir du roman est d’être dévoré comme (par ?) les séries, que lui reviendra-t-il ?
Et l’amusant est qu’en corrigeant mon texte, je devins justement la proie d’une idée fixe : qu’on ne puisse PAS l’adapter à l’écran. Qu’il puisse offrir un contentement d’une autre nature que celui proposé — avec une inventivité, une efficacité, une intensité que je reconnais volontiers — par les séries télévisées. Là réside, à mon sens, la place du livre.

Et s’il faut définir ce qui relève de « la littérature » ?

Attention danger ! Tu auras remarqué qu’essayer de définir ce qu’il faut ou non considérer comme de la littérature déclenche parmi les amateurs des réactions ressemblant à ces dîners de famille où l’on évoquait malencontreusement l’Affaire Dreyfus — « Ils en ont parlé… ».
Il me semble qu’on peut trouver les frontières de ce pays que j’appelle littérature dans l’aptitude du texte à agir sur des régions de l’âme infiniment différentes de celles que sollicitent les scripts des showrunnners ; cette capacité qu’ont les meilleurs d’entre eux à offrir, pour reprendre les mots de Barbara Cassin, une expérience de lecture qui soit de l’ordre « non du plaisir en tant qu’il est signe de bonheur, mais de la jouissance en tant qu’elle est signe de manque ». Ces livres — rares — dont les auteurs réussissent avec bonheur « à faire embrayer leurs mots sur des angles neufs »,comme l’écrivait Gracq.
Encore une fois, je ne prétends nullement y être arrivé. Au lecteur de juger…

Et aujourd’hui ?

Tout en continuant à exercer mes fonctions de directeur général de Square, j’ai la chance de pouvoir consacrer, chaque jour, du temps à la littérature. Pour le dire sans détour, j’éprouve un grand sentiment de reconnaissance à l’égard de mon éditeur, évidemment, mais aussi à l’égard de mes associés, sans la confiance et la compréhension desquels rien de tout cela n’aurait été possible.

 

Vincent CANCHON
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24/03/2021