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« Le numérique va balayer les robinets d'eau tiède »

 

Regards croisés de Jean-Marie Montel (directeur général, membre du Directoire du groupe Bayard) et de Valérie Lion (rédactrice en chef au Pèlerin) sur l’avenir de la presse écrite.

Après le raz de marée Internet, la presse papier a été laissée pour morte, sur le rivage de la gratuité et des nouveaux formats. Pourtant depuis quelques années, les titres traditionnels regagnent des abonnés et des lecteurs. Si la tendance se confirme, elle pourrait bien marquer le début d’une accalmie...

À l’occasion de leur récente nomination, au Directoire du groupe Bayard (La Croix, Okapi, Notre Temps, Okapi, Phosphore, J’aime Lire…) pour Jean-Marie Montel et à la rédaction en chef du Pèlerin (titre fondateur du groupe) pour Valérie Lion, ces deux diplômés de Sciences Po Grenoble partagent leur analyse sur l’évolution du monde de la presse.

« Il n'y a rien de plus précieux que quelqu'un qui fait le choix de vous lire dans la durée », Valérie Lion

À l’arrivée d’Internet, la presse écrite s’est ruée sur le gratuit. Elle s’est mise à produire en masse des contenus accessibles à tous, avec un modèle économique centré sur la publicité. Ces mêmes médias reviennent pour la plupart à un système par abonnements. La gratuité était-elle une fausse piste ?

Jean-Marie Montel : Je vous le confirme. La plupart des éditeurs ont souvent fait cette erreur à l'arrivée du digital, en mettant gratuitement à disposition de tous leurs contenus, en misant sur l'audience générée et les revenus publicitaires afférents… pour finalement faire marche arrière. Bayard n'est pas tombé dans ce piège-là, heureusement. Nous voyons davantage le numérique comme un axe complémentaire au papier, pour toucher de nouvelles générations pour la presse ou accompagner les familles dans l’éducation de leurs enfants.

Valérie Lion : Avec la nécessité de trouver un modèle économique pour l’offre numérique, les médias redécouvrent les vertus de l’abonnement. Il n'y a rien de plus précieux que quelqu'un qui fait le choix de vous lire dans la durée. C'est un socle sur lequel les journaux doivent s'appuyer.

Jean-Marie Montel : Vous connaissez l’axiome d’internet :quand c'est gratuit, c’est que vous êtes le produit. Mais Bayard ne pense pas que ses lecteurs soient des produits à commercialiser. Nous ne sommes pas une entreprise qui considère la data comme une valeur fondamentale, mais bien mais bien un éditeur de presse et de livres qui considère l’éditorial comme sa principale plus-value. Qu’il soit en kiosque ou en ligne, en librairie ou en abonnement, notre contenu a une valeur, qui a un prix.

« Nous avons passé les années les plus dures de la révolution numérique », Valérie Lion

En kiosque, plusieurs revues émergentes mettent en avant les longs formats. En parallèle, il n’y a jamais eu autant de contenus courts, centrés sur la notification mobile et l’info brute. Est-ce que l'on va vers des usages très définis, avec du très long dans des trimestriels et du flux sur mobile ?

V.L : Vous parlez des mook, mi-magazines, mi book ! Ils proposent un approfondissement de l’information et travaillent beaucoup sa mise en scène avec de la photo, du dessin et une réflexion sur l’agencement des contenus.

J.M.M : Et cela fonctionne très bien en effet. Je ne sais pas si cela marque une ségrégation, entre l’information courte et brute sur mobile, et les textes au long cours sur papier. Mais si le format long progresse en même temps que le numérique, c’est qu’une complémentarité est réelle entre ces deux types d’écriture. Le formidable succès de l’enquête du magazine Society sur Xavier Dupont de Ligonnès l’été dernier montre que les formats longs et le papier peuvent avoir encore un bel avenir.

V.L : Je pense que nous avons passé les années les plus dures de la révolution numérique. Pendant 15 ans, nous avons été essorés par cette révolution qui a bousculé nos manières de travailler. Nous avons essayé de comprendre et de maîtriser un outil, qui nous dépassait et parfois nous dépossédait de notre métier. En réaction, un besoin de fond, de durée et d’approfondissement est apparu. C'est une chance pour les médias écrits.

« le digital, la volatilité, la rapidité, le côté zapping et « binge-reading » ont renforcé le goût pour le long format », Jean-Marie Montel

J.M.M : Sans doute paradoxal, mais le digital, la volatilité, la rapidité, le côté zapping et « binge-reading » ont renforcé le goût pour le long format, l'envie de s’arrêter pour lire avec du papier entre les mains. L'explosion du numérique est aussi naturellement compensée par le besoin de rendez-vous physiques. Cela s’observe aussi dans le secteur de la musique : le streaming se développe, les concerts aussi. Plus la relation éditoriale ou commerciale est digitale, plus il nous faut renforcer l’offre physique et les points de rencontre réelle avec les publics, en librairie par exemple.

Le Pèlerin est un hebdomadaire qui se veut proche de ses lecteurs, qui justement essaye de créer du lien avec eux. N’est-ce pas difficile alors que domine une logique de morcellement de l’information ? Chacun puise un peu où il veut et construit son propre récit de l’actualité.

V.L : Le numérique peut nous rapprocher les uns des autres. Il décuple les liens entre notre rédaction et nos lecteurs. Au titre papier s'ajoutent désormais les réseaux sociaux, les webinaires, les newsletters… Je ne crois pas que le lien soit érodé.
Au contraire, la crise sanitaire a montré la force du “journal compagnon”. Les lecteurs nous ont retrouvés chaque semaine dans leur boîte aux lettres, alors que le monde était balayé par le Covid-19.

J.M.M : Sans nos lecteurs, nous ne sommes rien ; ils sont au cœur de notre offre. Nous veillons donc à bien les connaître, les comprendre, à identifier leurs attentes, et nous les étudions sans cesse. Notre métier est d’être à la convergence entre une offre éditoriale exprimant des choix d’éditeur, et les attentes de nos lecteurs. Le dialogue que nous avons avec eux est central dans la vision que nous avons de notre métier.
Le lien dont vous parlez se construit avec subtilité, sur une ligne de crête. Ceux qui donnent à leurs lecteurs uniquement ce qu'ils ont envie de lire ne racontent rien. Il faut aussi veiller à bousculer, à interpeller, transmettre ce qui nous paraît important dans le monde d’aujourd’hui.

« Le Pèlerin a bientôt 150 ans, mais ce n'est ni un musée ni une ruine à visiter ! », Jean-Marie Montel

Jean-Marie Montel, vous avez recruté Valérie Lion dans le cadre d’une nouvelle formule du Pèlerin visant à conquérir de nouveaux publics, sans dégrader l’ADN du journal. Un lien historique unit la rédaction à ses lecteurs. Comment dans ces conditions se renouveler ?

J.M.M : Le Pèlerin a bientôt 150 ans, mais ce n'est ni un musée ni une ruine à visiter ! Il touche toujours plus de 600 000 lecteurs toutes les semaines, et son lien avec les lecteurs évolue sans cesse, justement grâce à cette relation solide que nous avons créée au fil du temps. Il est beaucoup plus facile de traverser les tempêtes du secteur (baisse des revenus publicitaires, crise du système de distribution de la presse…) si l'on est solidement enraciné dans une relation forte à des abonnés. Les lecteurs nous identifient et nous font confiance.

V.L : Les jeunes choisissent des médias authentiques. La force du Pèlerin c'est d'avoir une identité claire et assumée. C’est une garantie de pérennité.

« Les médias les plus assertifs - et parfois les plus virulents, malheureusement - tirent leur épingle du jeu », Jean-Marie Montel

Vous voulez dire que pour perdurer, la presse écrite doit réaffirmer son identité et sa ligne éditoriale ?

V.L : Regardez le paysage médiatique. C'est le grand retour de la presse d'opinion. Le monde des news - d'où je viens - s'est affaibli notamment parce que leur positionnement n’était pas explicite.

J.M.M : Le numérique va balayer les robinets d'eau tiède. Dans ce flux incommensurable d’informations brutes, accessible à tous et infini, les empreintes éditoriales qui vont perdurer ou se développer sont celles ancrées dans de fortes convictions ou développant des valeurs d’usage pour les lecteurs. Les titres qui ont des aspérités et qui osent afficher leurs convictions s’en sortent le mieux. Les plus assertifs - et parfois les plus virulents, malheureusement - tirent leur épingle du jeu.

Le lecteur choisit en général la presse qui conforte ses opinions. Mais si les journaux durcissent leur ligne, n'y a-t-il pas un risque que la société se polarise ?

V.L : Être clair dans ses convictions ne veut pas dire être fermé. Il faut décrypter les idées des autres, les expliquer et les confronter. Il faut oser regarder la réalité en face. Le Pèlerin n'a pas hésité à parler des abus sexuels dans l’Église, par exemple. C'est pourtant un traumatisme pour les catholiques. Mais il faut en parler, sans heurter.

J.M.M : L’effet “réseaux sociaux'' existe bel et bien. Le monde numérique conforte et enferme les individus dans leurs opinions. La presse et les grands titres généralistes doivent aider les gens à sortir de leur bulle algorithmique. C’est ce que nous essayons de faire chez Bayard, en proposant à tous, petits et grands, des contenus rendant libres.


Interview réalisé par Antoine BEAU (2021 AEF)

Valérie LION - Jean-Marie MONTEL
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21/07/2021