Luc BRIAND (SP 97), magistrat
Faire l'IEP et devenir magistrat de l'ordre judiciaire, ce n'est pas courant...
En effet ! Dans ma promotion, nous n'étions qu'une poignée à envisager cette carrière, quand les étudiants de la section « service public » s'orientaient très majoritairement vers les filières plus traditionnelles : ENA, directeur d'hôpital, inspecteur du trésor... Pourtant, le concours de l'ENM, bien que difficile, est tout à fait accessible aux diplômés d'IEP : les épreuves de culture générale et de droit public représentent près de la moitié des coefficients de l'écrit et l'IEP prépare évidemment très bien aux oraux d'admission.
Il s'agit là du concours externe, destiné aux étudiants, mais il faut préciser qu'il n'y a pas moins de neuf voies d'accès à la magistrature : le concours interne, accessible après 4 ans de services publics, le 3ème concours (pour les salariés et professions libérales), mais aussi des intégrations sur dossier ou par concours exceptionnel. En fait, il est possible de rejoindre la magistrature à chaque étape de sa vie professionnelle.
Pourquoi ce choix ?
Parce qu'on retrouve dans ce métier tout ce qui
nous a conduit vers l'IEP : la diversité des expériences,
la confrontation au monde et la recherche de responsabilités.
Le métier de magistrat est très riche, grâce à
la variété des fonctions que l'on est amené à
exercer au long de sa carrière : juge des enfants, juge d'instruction,
juge aux affaires familiales, juge d'instance, juge de l'application des
peines... Au bout de quelques années, un magistrat devient vice-président
d'un tribunal pour y être juge des libertés et de la détention
ou juge des référés, ou conseiller de cour d'appel
pour, par exemple, présider une cour d'assises. Il peut également,
plus tard, présider un tribunal, et exercer ainsi des responsabilités
managériales. L'ENM forme également les substituts, futurs
procureurs de la République, qui dirigent l'action de la police
judiciaire ; il est possible de passer du siège au parquet et réciproquement,
même si ces passages se font moins courants.
Enfin, plus de 250 magistrats sont détachés au sein des
autorités administratives indépendantes (Autorité
de la concurrence, CNIL, CNCDH...), des institutions communautaires (Commission,
CJUE...), ou même dans les organisations internationales (CEDH,
Cour pénale internationale, Nations Unies...). Ils sont assez nombreux
également à exercer comme administrateur civil ou sous-préfet,
par exemple.
Quel a été ton parcours ?
Je suis entré à l'ENM par le deuxième
concours, après une première expérience professionnelle
comme administrateur des affaires maritimes. A la sortie de l'école,
j'ai été nommé juge au tribunal de grande instance
du Havre : pendant trois ans, j'ai exercé les fonctions classiques
d'un magistrat affecté dans un tribunal de taille moyenne : juge
aux affaires familiales (adoption, autorité parentale, divorce...)
dans un premier temps, puis juge civil « classique » (responsabilité
civile, juge de l'exécution). Comme tous mes collègues,
j'étais également juge correctionnel, seul ou en collégialité
selon la gravité des affaires, et assesseur à la cour d'assises
de la Seine-Maritime. Enfin, je présidais le tribunal maritime
du Havre, chargé de juger les délits commis en mer.
Après trois ans dans ces fonctions, j'ai été nommé
auditeur à la Cour de cassation. Les auditeurs assistent les magistrats
de la Cour dans les recherches juridiques et contribuent à la diffusion
de la jurisprudence. Mon travail consistait, au sein du bureau du droit
constitutionnel qui venait d'y être créé, à
participer au traitement des QPC. Ce fut une période passionnante,
au cours de laquelle moi et mes collègues avons travaillé
sur les QPC transmises à la Cour de cassation: constitutionnalité
de la garde à vue, de la procédure applicable aux infractions
terroristes, des lois réprimant le négationnisme, du droit
au mariage, etc...
J'ai ensuite rejoint l'administration centrale du ministère de
la justice, au sein du service des affaires européennes et internationales
; mon travail consistait à rédiger les contributions du
ministère de la justice en vue d'établir les rapports de
la France devant les comités des Nations Unies chargés des
droits de l'homme, à participer aux négociations menées
à Bruxelles portant sur l'adhésion de l'Union européenne
à la CEDH, ainsi qu'à l'élaboration de la position
du ministère de la justice en matière d'élargissement
de l'UE, au regard du respect de l'Etat de droit par les pays candidats.
Depuis septembre 2013 et pour quatre ans, je suis détaché
au Conseil d'Etat comme maître des requêtes en service extraordinaire.
Affecté à la deuxième sous-section de la section
du contentieux, j'y traite un contentieux variés, parfois proche
celui des juridictions judiciaires (droit des étrangers, des personnes),
ou bien plus éloigné (droit des transports et des télécommunications,
droit du sport). Inutile de dire que le degré d'exigence juridique
est particulièrement élevé, et qu'il s'agit donc
d'une très bonne école !
Quels sont tes souvenirs marquants ?
Rendre la justice est, humainement, particulièrement gratifiant. Toute décision de justice débute par la formule « Au nom du peuple français » , et dès le premier jugement, on mesure la responsabilité qui nous est confiée par la société. Au titre des moments impressionnants, la participation aux assises, sur des dossiers criminels lourds, est particulièrement marquante. On n'oublie pas ce genre d'affaires, qui nous confrontent à la violence et souvent à la mort. Enfin, je me souviens des délicates auditions d'enfants dans le cadre des affaires familiales, et du soulagement de l'enfant dont la parole était entendue par un adulte.
Qu'apporte l'IEP à un magistrat ?
D'abord, une solide formation de juriste. Nous n'avons
pas de complexe à avoir sur ce point face aux diplômés
en droit. Mais surtout, l'IEP permet d'acquérir des méthodes
indispensables pour faire face à la charge de travail très
lourde des juridictions judiciaires : être capable de synthétiser
un dossier en identifiant les points importants, de rechercher l'information
utile, avoir une bonne capacité d'expression orale comme écrite.
Enfin, l'IEP permet d'enrichir sa pratique professionnelle d'un éclairage
sociologique, économique ou historique, qui permet de mettre en
perspective ses décisions et parfois de prendre du recul sur les
affaires qui nous sont soumises.
Quand on a fait Sciences po, il faut cependant avoir bien à l'esprit
que le métier de magistrat obéit à une logique différente
de celle des métiers publics auxquels l'IEP prépare habituellement.
Il ne faut s'engager dans cette voie que si l'on pleinement conscient
de ce qu'implique, en terme d'indépendance, le fait d'être
magistrat et non fonctionnaire.
Luc BRIAND (SP 97)
Afficher
son courriel
25/11/2013