Philippe CLERC (MST Sc Pol 1979 PS)
Lorsque j’arrive à l’IEP de Grenoble un jour de septembre, peut-être d’octobre 1973, avec en poche un baccalauréat trilingue (anglais, allemand, russe), j’intègre un diplôme qui vient d’être créé : la maîtrise trilingue des sciences et techniques politiques. Sciences Po en 4 ans au lieu de 3 et intégrant en fac de langues et lettres des cours « d’interprétariat-traduction » en français, anglais et allemand. Le gouvernement de l’époque cherchait à rapprocher l’université des besoins en compétences de l’entreprise. J’entamais donc ce jour-là sans le savoir de longues études dont je ne sortis qu’en 1983.
Mais, surtout l’IEP inclus dans ce diplôme nouveau fut pour moi, enfin, l’occasion d’entrer dans le monde de la connaissance et de son apprentissage du monde contemporain. Aussi suis-je redevable à l’IEP de l’époque de la découverte de toute une série de savoirs et surtout de la découverte des sciences sociales, formidables outils d’intelligence des situations, du monde, et de « l’esprit des peuples ».
Notez que lorsque j’intègre l’IEP et la MST le monde connait un des « ces moments Polyani » de l’histoire qui se caractérise par des crises, des ruptures nées de la tension entre un « vieux monde » et « un monde nouveau » à construire. 1973, c’est la fin des Trente Glorieuses, c’est le premier choc pétrolier et sa crise mondiale, c’est l’an 1 du rapport Meadow « Halte à la croissance ? », c’est la mort du système de Bretton Woods, le retrait commençant des troupes américaines du Vietnam. « Les monstres » ressurgissent en Amérique latine – Pinochet prend le pouvoir au Chili et préfigure la dictature des colonels en Argentine. Mais par ailleurs le Royaume-Uni entre dans la CEE et la RFA et la RDA sont admises à l’ONU…Et puis l’Encyclopédie Universalis fête son premier anniversaire. Tout au long de ma carrière et aujourd’hui encore, à la fois cette intensité de crises et de ruptures, mais aussi ces évènements et ces pays, dans les différentes missions que j’ai eu la chance d'assurer, sonnent comme un quotidien. Actuellement bien sûr, en tant conseiller expert en prospective internationale au sein de l’Assemblée des chambres française de commerce et d’industrie et en tant que président de l’association internationale francophone d’intelligence économique.
J’ai donc eu une chance immense d’intégrer l’IEP de Grenoble et la MST au cœur d’une période de « transformation » robuste de notre société et de son environnement. La transformation impactait aussi le cœur même de l’Institut. Quelle palette de grilles de lecture et d’analyse nous fut offerte ! 1973, à l’IEP les plus emblématiques trotskistes de l’OCI (lambertistes) et les brillants économistes marxistes enseignent. L’histoire du monde est enseignée à travers les révolutions, la lutte des classes et la 4ème internationale par Pierre Broué grande figure trotskyste ; l’économie marxiste est professée par Michel Billaudot qui a siégé bien plus tard au conseil de la banque de France ; la planification est enseignée par des hauts fonctionnaires du Plan venus de Paris. A côté de cela « l’IEP babel » nous permettait de côtoyer des enseignants vacataires, réfugiés chiliens parlant à peine le français. Ils nous accompagnaient comme nous les guidions. Et puis, il y a les cours d’anthropologie sur Pierre Clastres et « la société contre l’Etat », sur « les Mythes et les pensées chez les Grecs » de Détienne et Vernant, les cours de philosophie politique sur la nouvelle grille d’Henri Laborit ou les cours de relations internationales qui me firent choisir un mémoire de fin d’étude (1979) sur la réunification des deux Allemagnes. Tout cela m’aura assurément secoué l’esprit. Cet incroyable apprentissage m’a permis en 1979 de décrocher le concours d’entrée et une bourse du Collège d’Europe où durant une année j’ai eu la chance de côtoyer chaque semaine -pour les enseignants français- Madame Carrère d’Encausse ou MM. Crosier et Freidberg. Diplômé de Bruges, j’ignore la carrière européenne et je choisis de poursuivre les études. J’intègre le DEA de sciences politiques de l’université de Dauphine dirigé par Lucien Sfez qui vient de publier « Critique de la décision » et « L’enfer et le paradis ». Je suis en particulier le séminaire de Jacques Attali et celui d’Yves Stroudzé qui pilotera en 1985 les travaux du livre blanc du programme Euréka.
L’IEP et la MST complétées par Bruges
et Dauphine vont alors m’accompagner tout au long de ma carrière
qui commence en novembre 1981. J’intègre un cabinet d’avocats
allemands, français, américains comme collaborateur de base.
Notez que jusqu’à présent j’avais oublié
– sauf à Bruges - d’étudier le droit. Je complète
cette lacune à Nanterre tout en travaillant. Je me spécialise
dans la lutte contre la contrefaçon internationale et j’anime
une revue de veille juridique internationale. Nous sommes en 1984 en pleine”
révolution de l’intelligence”. La France a réuni
en 1982 le sommet mondial de Versailles sur les technologies avancées
et du futur. Le gouvernement a créé un think tank pour leur
suivi. Je postule au Centre d’études des systèmes
et des technologies avancées et je suis retenu pour participer
en particulier à l’aventure Euréka. En 1988, je crée
des entreprises de développement international sur l’Asie-Pacifique
avec des associés. Je ne deviens pas riche, mais j’apprends
beaucoup. Sans aucune schizophrénie je réussis à
être conseil du World economic forum pour la France et conseil du
Comité d’entreprise d’EDF animé par la CGT.
J’apprends l’Asie et la lutte anticontrefaçon sur les
terrains de la guerre économique. Lorsque je décide d’arrêter
je vends mes compétences au Commissariat Général
du Plan où j’ai la chance de participer au dernier Plan français
avant que l’Institution ne disparaisse : le 11ème Plan. Je
suis nommé rapporteur général de deux rapports «
Intelligence économique et stratégie d’entreprise
» et « L’Europe : pour un impératif industriel
». Le premier intéresse les stratèges publics et je
suis nommé dans la foulée chef de la mission compétitivité
et sécurité économique au sein du Secrétariat
général de la défense nationale (SGDN) afin de participer
à la mise en place et au pilotage de la première politique
publique d’intelligence économique décidée
par Edouard Balladur et François Mitterrand pou contrecarrer les
offensives américaines et japonaises. Ce que j’avais appris
à l’IEP restait plus que jamais un atout. Après un
court passage en préfecture de région à Caen, je
suis recruté par le réseau des CCI où je deviens
directeur de l’intelligence économique, de l’innovation
et du numérique en 1998. L’intelligence économique
et stratégique est devenu une discipline et au-delà de mon
travail quotidien, je l’enseigne en France à l’IHEDN,
à l’INHESJ, à l’ENA (Coopération internationale),
à l’Ecole nationale de la magistrature, à Skema Business
School, à l’Université de Corse et à l’international,
en Chine, au Chili, au Maroc où je suis co-fondateur de l’université
ouverte de Dakhla (www.aifie.fr) et en Afrique. Avant de prendre du recul,
je viens de publier un ouvrage “ l’intelligence économique
du futur” en 2 volume avec Alain Juillet et le professeur Henri
Dou chez ISTE. L’objet est ambitieux. Nos boussoles stratégiques
ne sont plus ou mal alimentées en analyse et connaissances adaptés
aux défis de « la grande transformation » de nos sociétés
et du monde. Nos intelligences des situations, des rapports de forces
et du futur sont menacées de cécité. Face à
cela nous avançons des propositions d’innovation en la matière.
J’ai appris cela à l’IEP. Ne jamais se reposer sur
des certitudes, toujours questionner, critiquer, innover, penser différemment,
interroger les différences, inventer à chaque instant nouveau,
un mode du connaître différent. Cela pour simplement survivre.
Philippe CLERC
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