Stéphane Gervasoni, diplômé de l’IEP en 1988, vous êtes membre du Conseil d’Etat. Comment devient-on conseiller d’Etat ?
Rien de plus simple, puisque l’avancement au sein du Conseil d’Etat se fait essentiellement à l’ancienneté ! Ce qui fait dire à certains que le plus dur est d’y entrer. Plus sérieusement, je dois reconnaître avoir beaucoup travaillé pendant mes années grenobloises et avoir eu la chance de faire les bonnes rencontres au bon moment. Rien ne me prédestinait à cette fonction : mon milieu familial ne comptait pas de fonctionnaires, je n’avais pas d’attaches parisiennes et j’ignorais tout des codes de la haute administration française. Quant au concours de l’ENA, il était suffisamment impressionnant pour que je n’envisage pas un instant me fixer comme objectif de sortir « dans la botte » de ma promotion. Mais la formation à l’IEP était excellente. En particulier, les encouragements et conseils de Jean-Jacques Roche, alors jeune professeur agrégé de science politique, ont été précieux. Cet enseignant m’a convaincu, dès la deuxième année d’études, de me préparer activement au concours de l’ENA. Et une vraie passion pour le droit public m’a été communiquée par Jean Marcou, Jacques Caillosse et Gustave Peiser. Sans eux, j’aurais probablement choisi une autre voie que celle des concours administratifs. La suite a été affaire d’efforts et de capacité d’adaptation. Les étudiants grenoblois n’ont pas à rougir de leur formation. Il faut dépasser les complexes et faire valoir que le bon air des montagnes, à condition de ne pas trop céder à la tentation des pistes et des cimes, permet une préparation sereine et solide !
Vous êtes resté au Conseil d’Etat depuis que vous y avez été admis, en 1993 ?
Pas du tout. En près de vingt-huit ans de carrière, j’ai passé six ans seulement dans l’institution. En entrant au Conseil d’Etat, j’ai d’abord été affecté pendant trois ans, comme c’est la règle, exclusivement à la section du contentieux, qui est une formation juridique des plus exigeantes. Les jeunes membres du Conseil y font leurs premières armes, cornaqués par des collègues chevronnés. La collégialité fonctionne harmonieusement entre les différentes générations : chacun a son mot à dire, même si celui des jeunes se doit d’être plus concis ! J’ai notamment été chargé d’affaires en droit de l’audiovisuel, droit de l’enseignement et en droit des collectivités locales. J’ai ensuite été placé en double affectation : à mi-temps au contentieux et à mi-temps à la section sociale du Conseil d’Etat. C’était l’époque du plan de réforme de la sécurité sociale conduit par le gouvernement d’Alain Juppé. Il fallait, déjà, sauver le système de l’asphyxie financière. J’ai alors compris que l’expertise attendue des membres du Conseil d’Etat, en termes de légistique mais aussi d’administration, devait s’appuyer sur une pratique concrète, opérationnelle, de la vie publique. J’ai décidé de développer ce bagage dans l’univers qui m’avait déjà beaucoup séduit en stage de l’ENA : celui de la préfectorale. J’ai donc endossé les habits de sous-préfet, pendant quatre ans, en étant secrétaire général de la préfecture de l’Yonne puis… de la Savoie, choix géographique qui n’était pas complètement le fruit du hasard. Ces années auront été les plus denses de mon parcours, sur tous les plans.
Vous vouliez entamer une carrière préfectorale ?
Tout à fait. C’est un magnifique métier, où on a le sentiment quotidien d’une grande utilité sociale, au service de ses concitoyens. Sans doute comparable à celle que peuvent éprouver les élus, même si la perspective est différente.
Pourquoi alors n’avoir pas continué sur cette voie ?
Le hasard des carrières m’a joué un bon tour. J’ai été rattrapé par mon amour du droit, qui s’est rappelé à moi par un appel du juge français à la Cour de justice de l’Union européenne, M. Puissochet, qui cherchait un collaborateur pour son cabinet. Avec ma famille, nous avons donc pris le chemin du Luxembourg, où nous sommes encore établis. J’ai assisté, comme « référendaire » au cabinet du juge français, à la grande mutation des institutions de l’Union consécutive à l’élargissement à dix nouveaux Etats membres, en 2004. J’ai eu ensuite l’opportunité d’être nommé juge au Tribunal de la fonction publique de l’Union européenne, en 2005, pour un mandat de six ans. Cette nouvelle juridiction, composante de la Cour de justice européenne, venait d’être créée pour décharger les deux autres juridictions d’une partie de leur fardeau contentieux. Elle statue sur tous les litiges opposant les personnels de l’Union à leur employeur, qu’il soit la Commission, le Parlement européen ou la Banque centrale européenne. Litiges à fort enjeu : on ne se prononce pas à la légère sur les pratiques de gestion du personnel d’institutions qui se veulent des exemples en termes de gouvernance pour les Etats membres.
Un seul mandat, pour quelle raison ?
Ce tribunal est composé de sept juges, sélectionnés au niveau européen parmi les candidats provenant de vingt-sept Etats membres. Même si le mérite des candidats est déterminant dans la sélection, on imagine aisément que le Conseil de l’Union, autorité de nomination, doit aussi tenir compte d’un certain équilibre entre les nationalités et les systèmes juridiques. Je savais donc que cette expérience aurait un terme pré-déterminé, et c’était bien ainsi. Je suis donc revenu au Conseil d’Etat en 2011, après l’avoir quitté pendant près de quinze ans, pour exercer les fonctions d’adjoint à un président de chambre, et spécialisé dans le contentieux fiscal.
L’institution avait beaucoup changé pendant cette période ?
Oui, elle s’est profondément transformée, comme les juridictions administratives dans leur ensemble. Le juge administratif est devenu plus efficace dans son intervention, avec le développement des recours en référé, et est étroitement associé au contrôle de la constitutionnalité des lois, grâce à la « QPC ». Les méthodes de travail du Conseil d’Etat se sont modernisées, la culture juridique des membres s’est diversifiée et l’ouverture aux autres horizons juridiques est très grande : la jurisprudence des cours européennes, de la Cour de cassation, des cours suprêmes des Etats étrangers est suivie avec attention et le recours au droit comparé n’est pas rare. Mon expérience européenne n’est pas regardée comme une marque d’exotisme mais constitue un vrai atout, en particulier dans le domaine du droit fiscal, où l’administration française agit vraiment sous « tension communautaire ».
Quel regard portez-vous sur l’administration française ?
La France peut être fière de son administration, qui est bien formée, intègre et plus réceptive aux changements qu’on le croit. Les écoles de formation administratives sont une force de notre modèle républicain et contribuent, grâce au principe du concours, à l’ouverture sociale des administrations. Sait-on qu’il y a, à l’ENA, environ un quart d’anciens boursiers ? Je ne peux m’empêcher, cela dit, de relativiser ces constats. Les difficultés financières que connaissent les Etats européens, qui n’épargnent pas notre pays, montrent que les élites dirigeantes, qu’elles soient élues ou non, n’ont peut-être pas su anticiper certaines évolutions. Comme juge et fonctionnaire – puisque les membres du Conseil d’Etat ont cette double qualité – je me garderai bien de tout commentaire d’ordre politique. J’observe seulement que l’administration n’a plus, dans un monde ouvert, où l’intervention publique n’a plus la même légitimité naturelle, la même capacité de contribuer à l’élan national que dans les années d’après-guerre. Elle pourrait retrouver une certaine place si l’on voulait bien à nouveau accorder aux enjeux de long terme une importance centrale dans les grands choix publics.
Depuis 2013, vous avez repris le chemin de la juridiction européenne ?
Oui, après deux ans au Conseil d’Etat, j’ai eu la chance d’être nommé juge au Tribunal de l’Union européenne, l’une des deux juridictions qui composent la Cour de justice de l’Union européenne. Les juges y sont nommés pour six ans par les Etats membres, sur proposition du gouvernement de leur pays. La nomination se fait après avis conforme d’un comité composé de hautes personnalités et devant lequel chaque candidat aux fonctions de juge « planche » lors d’un entretien qui n’est pas une partie de plaisir. Je viens d’être renouvelé dans cette mission pour un deuxième mandat.
Quels types d’affaires traitez-vous dans ce tribunal ?
Le Tribunal de l’Union est une sorte de Conseil d’Etat européen. Il veille à ce que les institutions et organes de l’Union respectent la règle de droit et il statue sur les actions en réparation des dommages que peut avoir causés l’Union. Parmi les affaires sensibles qui nous occupent actuellement, je citerais en premier lieu celles quiportent sur la légalité des décisions adoptées par la Commission européenne à l’encontre des « GAFA », par le Conseil de l’Union dans le cadre de la politique extérieure et de sécurité commune ou encore par la Banque centrale européenne dans ses nouvelles missions de supervision des banques. Les détracteurs de l’Union doivent savoir qu’il existe un encadrement clair et rigoureux des compétences des institutions européennes et que des juges nommés par les Etats membres à la CJUE sont là pour former le contrepoids juridictionnel nécessaire aux administrations basées à Bruxelles ou Francfort.
Etes-vous optimiste sur l’avenir du projet européen ?
Le projet a aujourd’hui besoin d’optimisme ! Les grands défis auxquels nos sociétés doivent faire face, qu’il s’agisse du changement climatique, de la régulation financière, de la politique commerciale, de la maîtrise des flux migratoires, du développement économique et scientifique ou de la protection des droits fondamentaux, ne peuvent être relevés dans un cadre seulement national. L’Union peine encore, c’est vrai, à convaincre les citoyens de l’efficacité ou de la légitimité de son action dans ces domaines. Poursuivons les efforts d’amélioration sur ces deux volets !
En somme, heureux d’avoir choisi l’IEP comme premier tremplin ?
Oui, c’est certain. J’encourage d’ailleurs tous les anciens élèves à rester actif au sein de l’Association et à soutenir les élèves issus des plus jeunes promotions. L’esprit de solidarité et le réseau des « alumnis » peuvent aussi beaucoup compter dans un parcours et aider à passer, le cas échéant, des caps difficiles.
Stéphane GERVASONI
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2012, portrait mis à jour 27/01/2020