Jérôme DUPRE (EUROPE GE 2013)
Faire
l'IEP lorsque l’on est magistrat de l'ordre judiciaire, ce n'est pas courant...
En effet. Mon profil est atypique. Je suis entré dans la magistrature
après avoir exercé comme juriste d’entreprise, mon premier métier. Je
travaillais dans un grand groupe où je négociais des contrats nationaux
et internationaux dans les domaines de l’informatique et des télécommunications.
J’avais alors en poche un doctorat sur le thème de l’espionnage industriel,
sujet qui intéressait encore peu sur la période 1996-2000 soit bien avant
l’affaire Snowden, mais qui présentait des liens avec ces domaines un
peu techniques. Finalement c’est la dimension de négociation internationale
qui m’a le plus passionné. Après plusieurs années de pratique professionnelle
et alors que j’avais obtenu le certificat d’aptitude à la profession d’avocat
(CAPA), j’ai rejoint l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM) au sein
de la promotion 2005. J’y ai beaucoup travaillé et beaucoup appris, la
formation dispensée étant de grande qualité.
Pourquoi ce choix ?
Je souhaitais « passer de l’autre côté » notamment pour tout connaître
des aspects contentieux que l’on s’efforce souvent d’éviter lorsque l’on
est en entreprise. De plus, le métier de magistrat est vraiment très riche
en raison de ses dimensions à la fois humaine et technique. Humainement,
chaque situation est unique : c’est dans les tribunaux que l’on passe
de la règle générale à la situation particulière ! Techniquement, les
dossiers peuvent être d’une grande complexité, qu’il s’agisse de la procédure
ou du droit matériellement applicable. De plus, la magistrature permet
d’exercer des fonctions variées, soit comme juge (celui qui juge) pour
ce qui est du siège, soit comme substitut du procureur (celui qui poursuit)
pour ce qui est du parquet. Les perspectives de carrière sont également
intéressantes. Après quelques années, il est possible d’être détaché auprès
des autorités administratives indépendantes, des institutions communautaires
ou des organisations internationales. Des collègues exercent également
comme administrateurs civils ou sous-préfets. Mais la situation des effectifs
(il y a, avec les départs en retraite près de 500 postes de magistrats
vacants, sur 8300 environ et aussi un manque important de greffiers) tend
actuellement à limiter quelque peu cette mobilité, pourtant source d’enrichissement
du corps.
Il faut rappeler que le budget de la justice rapporté au Produit Intérieur
Brut (PIB) par habitant, place la France au 37ème rang parmi les pays
du Conseil de l’Europe, après la Géorgie ; qu’il y a environ 10 juges
pour 100.000 habitants contre 20 dans la moyenne des pays européens (25
en Allemagne) ; que, malgré des efforts budgétaires louables pour rattraper
le retard, les effectifs de magistrats n’ont quasiment pas évolué depuis
deux siècles alors que la population a, elle, quasiment doublé, comme
le mentionne un ouvrage paru récemment sur l’histoire de la justice.
Quel a été ton parcours à la sortie de l’ENM ?
A la sortie de l'école, j'ai été nommé juge au tribunal de grande instance
des Sables d’Olonne : j’y ai exercé surtout des fonctions de juge aux
affaires familiales. Dès mon arrivée, j’ai également présidé des audiences
correctionnelles à juge unique et participé comme assesseur aux nombreuses
audiences collégiales, dont les comparutions immédiates. Il s’agissait
d’un petit tribunal en bord de mer, avec un fort aspect de proximité.
La dimension d’équipe y était également très présente en pratique : un
congé d’un collègue pouvait en effet m’amener à intervenir dans un champ
extérieur à mes attributions habituelles, d’où la nécessité de redoubler
de vigilance, par exemple à l’instruction. Je me souviens aussi que j’avais
la clef du tribunal, ce qui était indispensable compte tenu d’horaires
souvent étendus (certaines audiences se finissant en pleine nuit). Il
y avait aussi la vue sur mer depuis le bureau, qui contrastait fortement
avec le quartier de La Défense où j’avais travaillé auparavant, mais l’occasion
d’en profiter ne s’est guère présentée !
J’ai ensuite rejoint Nantes afin de découvrir une plus grande juridiction
(même si mon stage d’un an à Nanterre m’en avait déjà donné un aperçu).
J’y ai exercé les fonctions de juge des enfants, dont l’une des missions
est la protection de l’enfance en danger : j’y ai rencontré des familles
dans une extrême difficulté sans toujours avoir les moyens d’apporter
les réponses adéquates. Il y avait ainsi dans le département près d’une
centaine de mineurs dont les décisions de placement était prises, mais
cela pouvait prendre parfois jusqu’à un an pour qu’elles soient exécutées
par le conseil général, financeur de ces mesures. J’ai également présidé
des audiences pénales au tribunal pour enfants, avec des assesseurs non
professionnels et participé à l’activité pénale concernant les majeurs.
Après, j’ai rejoint le ministère de la justice à Paris, plus précisément
la sous-direction du droit économique compte tenu de mon parcours antérieur,
où j’ai travaillé en droit de l’environnement. Le rythme n’y était pas
aussi intense qu’au tribunal.
Quels sont tes souvenirs marquants ?
Dans tous les métiers que j’ai exercés, j’ai eu des souvenirs marquants.
En entreprise, j’ai participé comme unique juriste à la négociation d’un
contrat de 150 millions d’euros et à d’autres accords tout aussi stratégiques.
Comme magistrat, où l’on est confronté régulièrement à la pauvreté, à
la violence et même à la mort, presque chaque jour donne lieu à un événement
marquant… Et à l’exercice de lourdes responsabilités ! Au ministère de
la justice enfin, j’ai activement participé à la rédaction du rapport,
coordonné par M. le Professeur Jegouzo, remis à la Garde des sceaux en
2013 et à l’écriture d’un avant projet de loi, sur le thème du préjudice
écologique après l’arrêt « Erika ». Cela a été une expérience passionnante.
Aller du monde de l’entreprise à celui des ministères en passant par l’appareil
judiciaire, c’est aussi un choc culturel, avec beaucoup d’enseignements.
Qu'apporte l'IEP à un magistrat ?
L’IEP, à travers son master 2 « gouvernance européenne », très riche et
très cohérent - je rends ici hommage à ses professeurs - m’a permis d’appréhender
notamment les dimensions de sciences politiques, de droit public et d’économie
qui me manquaient et m’a été très utile au ministère de la justice, où
le droit de l’Union européenne prend comme ailleurs une place grandissante,
avec notamment la transposition des directives ou le risque d’actions
en « manquement ». Ce master est également un moyen de me positionner,
pour l’avenir, sur des postes à dimension européenne, notamment à l’heure
où l’on évoque de plus en plus le « parquet européen ».
Que fais-tu actuellement ?
Pour l’heure, j’ai pris une disponibilité. Je travaille d’une part - depuis
un séminaire à San Francisco qui m’a donné une idée du futur possible
de la justice - sur les questions de résolution des litiges en ligne ;
d’autre part, avec Jacques Lévy-Véhel, un ami mathématicien et directeur
de recherches à INRIA (qui vient de créer un laboratoire sur ces thématiques),
nous avons développé un nouvel outil mathématique de prédiction du risque
judiciaire. Celui-ci permet de quantifier la probabilité de condamnation
et le cas échéant le montant chiffré de celle-ci dans de nombreux domaines
du droit. Notre approche permet d’évaluer des risques spécifiques de manière
robuste, précise et visuelle, en se fondant sur une synergie entre l'expérience
judiciaire et l'état de l'art en big data et machine learning. Une telle
possibilité, susceptible de constituer une rupture technologique, intéresse
déjà les grands groupes, de même que les cabinets ministériels, soucieux
d’aider les acteurs économiques avec des solutions rapides, dans un contexte
budgétaire contraint.
L’objectif de cet outil prédictif est notamment de créer une aide à la
décision des professionnels du droit de la justice, de faciliter les négociations
à partir d’anticipations solides et, à terme, de désengorger les tribunaux
afin qu’ils puissent éventuellement être recentrés sur leurs fondamentaux.
La situation des effectifs dans les tribunaux va, espérons-nous, interpeller
le politique concernant l’intérêt de favoriser ces solutions modernes
et économes, qui ne peuvent toutefois remplacer l’humain.
Jérôme DUPRE
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04/01/2016