Vincent GUERRE, Master Affaires Européennes,
2009 PO, Director (Trade and Competitiveness) - SEA Europe
Tu travailles dans la « bulle » européenne depuis 15 ans. Qu’est-ce que cette bulle précisément ?
Le terme de bulle est fréquemment utilisé pour qualifier l’écosystème Bruxellois comprenant les institutions européennes et les organisations qui gravitent autour d’elles, par exemple les associations professionnelles, les think-tanks, les ONG et les consultants en affaires publiques. Le terme de bulle reflète en fait assez mal la réalité de cet environnement. Il suggère que ce serait un microcosme fermé sur lui-même alors qu’il est au contraire très ouvert et dynamique. En effet, les politiques européennes touchent un grand nombre d’enjeux (compétitivité, commerce international, environnement, santé publique, investissement public, etc.) et concernent de nombreux acteurs publics et privés, jusqu’au niveau local, par exemple avec les fonds européens qui financent des projets concrets dans les territoires. Ce qu’on appelle improprement la bulle bruxelloise n’est qu’un condensé de cette diversité au plus près des institutions européennes. Les acteurs de cette bulle sont connectés à un réseau beaucoup plus vaste à travers l’Europe, dont ils sont les représentants. C’est aussi un environnement qui accorde une grande importance à la transparence, comme en témoignent le Registre de Transparence de l’Union européenne et le programme de la Commission pour une meilleure réglementation (« Better Regulation »).
Comment es-tu arrivé dans cette bulle ?
L'Europe a été très tôt un centre d'intérêt pour moi et est même devenue une passion lors du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, quand j'étais en première année à Sciences Po. Je me suis donc naturellement orienté vers le master Gouvernance Européenne, et ai voulu découvrir cette fameuse bulle. Lorsque je suis arrivé à Bruxelles à la fin de mes études en 2009, j’étais à la fois excité et anxieux. Excité par la multitude d’opportunités mais anxieux sans point d’ancrage. Je suis arrivé sans aucun réseau sur place ni sans personne pour m’offrir un stage ou un emploi sur un plateau. J’ai donc dû me retrousser les manches et chercher seul.
Chaque année, je discute avec des étudiants du master Gouvernance Européenne qui arrivent en fin de cursus. Souvent, ils expriment leur impression de ne plus rien apprendre de concret durant les cours et sont inquiets de ne pas avoir acquis suffisamment de compétences professionnelles. Cela me fait sourire à chaque fois car je sais que cette attitude signifie qu’en fait ils sont impatients d’entrer sur le marché du travail, comme je l’étais en 2009. Leur formation leur a donné toutes les clés pour réussir dans le monde professionnel mais encore faut-il savoir par où commencer, ce qui est certainement le plus angoissant. Ainsi, je recommande aux étudiants de Sciences Po Grenoble de préparer leur entrée dans le monde professionnel en amont, par exemple en étant actifs dans des associations, en développant des projets personnels et en réalisant des stages. Cela leur permettra de développer un réseau fort utile pour la recherche de leur premier emploi. De plus, faire partie de l’Association des Diplômés permet d’avoir accès à de nombreux anciens ; il ne faut pas hésiter à solliciter leurs conseils, voire à leur envoyer une candidature spontanée.
Je conseille aussi aux étudiants et diplômés de bien comprendre la nature de leur profil. Soyons clairs : un diplômé de Sciences Po est un généraliste. Il n’est pas un spécialiste, quand bien même il aurait rédigé un mémoire approfondi sur un sujet très spécifique. Les spécialistes suivent d’autres formations et ont d’autres compétences. La valeur d’un diplômé de Sciences Po réside dans sa capacité à comprendre les problèmes, à avoir une vue d’ensemble, à définir des stratégies, à synthétiser les enjeux et à communiquer clairement. Il est l’huile dans les rouages d’une organisation. En fait, être généraliste est sa spécialité. Je crois qu’il est important de comprendre cela dès le départ afin d’éviter de faire fausse route.
C’est sur cette base que j’ai commencé ma recherche de stage à Bruxelles en 2009. J’ai consulté le Registre de Transparence de l’Union européenne – dans lequel sont inscrits les centaines d’organisations qui gravitent autour des institutions européennes – et ai envoyé des candidatures spontanées à celles qui m’intéressaient. À l’époque je souhaitais être lobbyiste pour un secteur industriel technologique. Mes nombreuses candidatures m’ont permis d’obtenir plusieurs offres de stage et j’ai choisi au feeling celle qui me permettait d’apprendre le plus de choses : l’association européenne des producteurs de machines et matériaux utilisés pour la fabrication de puces électroniques. J’ai écarté des organisations plus prestigieuses qui offraient un nom reconnu pour mon CV mais pas un travail intéressant.
Tu es ensuite entré dans les institutions européennes. Comment as-tu fait ? As-tu réussi un concours ?
Après cinq mois de stage passionnant, j’ai voulu diversifier mon profil avec une expérience dans les institutions européennes. Coup de chance : les élections européennes de 2009 venaient d’avoir lieu et des dizaines de nouveaux députés arrivaient à Bruxelles sans assistant. J’ai donc envoyé ma candidature spontanée à un grand nombre d’entre eux. Plusieurs m’ont répondu et j’ai décidé de m’engager aux côtés d’un député breton actif sur les questions maritimes. J’ai travaillé avec lui durant les 8 années suivantes.
Tous les métiers des institutions européennes ne nécessitent pas de réussir un concours. Au Parlement européen, les députés choisissent librement leurs assistants. Les institutions proposent également de nombreux contrats allant généralement jusqu’à une durée de 6 ans.
En quoi consiste le travail d’assistant d’un député européen ?
Mon travail d’assistant parlementaire consistait à conseiller le député sur des stratégies politiques, à l’informer sur les sujets législatifs, à rédiger ses discours, à assurer sa communication et à mettre en place les conditions de son influence au Parlement. Mon rôle était de lui permettre d’exercer son mandat dans les meilleures conditions possibles et de l’assister dans des décisions difficiles en lui donnant la meilleure compréhension possible des enjeux. C’était un bon mélange entre négociation politique, dossiers techniques et communication.
Cette expérience m’a donné la possibilité de construire un réseau, d’établir ma réputation professionnelle et d’être au cœur de la machine politique et législative européenne. J’ai pu travailler sur des sujets importants en matière de politique maritime. Par exemple, durant son premier mandat, le député a négocié le fonds maritime européen pour 2014-2020 (6 milliards d’euros), puis est devenu président de la commission parlementaire de la pêche dans son second mandat.
Après 8 ans au Parlement européen, tu as rejoint la Commission européenne. En quoi consistait ce nouveau travail ?
En 2017, j’ai ressenti un besoin de changement et l’envie d’un nouveau défi. J’ai donc pris contact avec mes connaissances à la Commission européenne et on m’a proposé un contrat de 6 ans comme « Policy Officer » à la Direction Générale des Affaires Maritimes et de la Pêche (DG MARE) pour concevoir le nouveau fonds maritime européen (le successeur de celui sur lequel j’avais travaillé au Parlement) et travailler sur la politique de la pêche. D’où un autre conseil aux nouveaux diplômés de Sciences Po Grenoble : entretenez votre réseau et votre réputation professionnelle car ils sont vos leviers pour évoluer dans votre carrière.
Le travail de Policy Officer consiste à traduire les orientations politiques de la Commission dans des propositions législatives, puis à défendre et expliquer ces dernières auprès des co-législateurs (le Parlement européen et le Conseil) et de la société civile. Cela requiert sens politique, expertise technique et capacités de négociation et de communication. On est loin de l'image du technocrate qui ne sort jamais de son bureau et est déconnecté de la réalité ; ce travail implique un dialogue permanent avec les différentes parties prenantes – par exemple avec les représentants des secteurs économiques, les autorités publiques et les ONG – pour s'assurer que les législations européennes soient pertinentes et cohérentes.
On entend souvent que la Commission est bureaucratique. Quelle est ton expérience à cet égard ?
La Commission est une grosse machine, ce qui implique des procédures complexes et une coordination rigoureuse. Je crois que c’est la même chose dans toutes les grosses structures, y compris dans le secteur privé. Néanmoins, la Commission offre de grands espaces de liberté pour développer de nouvelles idées et concevoir des politiques innovantes ; il faut savoir utiliser ces espaces et considérer la procédure comme un outil et non comme une fin en soi.
Durant mes 6 années à la Commission, j’ai travaillé avec des professionnels d’une grande valeur et dédiés à leur mission de service public. J’y ai fait des rencontres enrichissantes et parfois improbables, en tout cas jamais ennuyeuses. Discuter de la taille des filets de pêche en mer Baltique avec une Autrichienne et un Grec a un côté assez surréaliste.
J’ai également eu la possibilité d’évoluer. Ainsi, durant ma dernière année de contrat, je suis devenu « Team Leader » chargé de diriger une équipe de 8 personnes.
Pourquoi as-tu quitté la Commission ?
Les contrats à la Commission sont en général limités dans le temps et non renouvelables. Pour rester, il faut donc réussir un concours et devenir fonctionnaire. J’ai eu l’opportunité de passer un concours dans mon domaine (les affaires maritimes) mais j’ai échoué. C’était une déception bien sûr, mais j’ai voulu rebondir rapidement.
A quoi ressemblent les concours européens ?
Les concours ont été ma seule expérience négative à la Commission. Ils se déroulent intégralement derrière un écran et prennent beaucoup de temps et d’énergie. La première étape est un « évaluateur de talent » qui consiste à expliquer par écrit en quoi on correspond au profil recherché. C’est très subjectif et il suffit de placer les bons mots-clés pour passer la sélection. L’étape suivante est une série de tests de raisonnement verbal, numérique et abstrait chronométrés éliminatoires. Enfin, la dernière étape consiste en deux entretiens très rigides avec des questions standardisées et aucune interaction avec les examinateurs. J’ai eu le sentiment d’être interrogé par des robots qui ne comprenaient pas vraiment la substance de ce que je leur racontais et cochaient des cases mécaniquement lorsque je prononçais le bon mot-clé. J’ai finalement échoué pour quelques points. Je pense que si j’avais été un peu plus bureaucrate, je serais passé. Mais je n’ai pas de regrets et cet épisode désagréable ne remet aucunement en cause mon excellente expérience à la Commission.
Après 6 ans à la Commission, tu es devenu lobbyiste. Est-ce que ce changement a été difficile ?
Ce changement de voie a été difficile mais je n’ai pas voulu le subir. Je l’ai profondément souhaité. Il m’a imposé une réflexion profonde sur mon profil, mes compétences et mes envies. Après presque 15 ans dans les institutions européennes, j’ai dû me confronter à des logiques et des attentes différentes dans le secteur privé. J’ai consacré des jours entiers à refaire mon CV. J’ai passé plusieurs entretiens pour des postes de lobbyiste, atteignant souvent l’étape finale du processus de recrutement mais étant à chaque fois écarté au profit d’un candidat avec une expérience du secteur privé. J’entends encore les cabinets de recrutement et les chasseurs de tête m’expliquer que j’avais passé trop de temps dans le secteur public et donc que je n’étais pas attractif pour le privé. Ces commentaires ont blessé mon ego et m’ont motivé à démontrer à toutes ces personnes qu’ils avaient tort et que le secteur privé avait beaucoup à gagner d’une meilleure compréhension du fonctionnement des institutions européennes. Finalement, l’offre parfaite s’est présentée à l’automne 2023 avec SEA Europe, l’association industrielle représentant les chantiers navals et les équipementiers maritimes européens. Je suis devenu en décembre 2023 leur Directeur responsable des sujets de commerce international et de compétitivité.
C’est à la lumière de cette expérience que je voudrais partager un autre conseil avec les nouveaux diplômés de Sciences Po Grenoble : croyez en vous et en la puissance de votre volonté ! La volonté est le pilier de la résilience et permet de réaliser des choses qui vous auraient semblées impossibles. Toutefois, pour être puissante, la volonté doit être bien orientée. Il est donc important de savoir prendre du recul sur soi, de consulter des gens honnêtes autour de vous et d’accepter de vous faire mal en vous confrontant à vos échecs. Chaque entretien d’embauche que j’ai passé m’a appris quelque chose et m’a révélé une nouvelle façon de présenter mon profil ou d’illustrer mon expérience de façon plus percutante. Croyez en vous, mettez-vous en situation d’apprendre chaque jour, et la chance finira par vous sourire car vous l’aurez provoquée.
En quoi consiste le métier de lobbyiste ?
Mes nouvelles fonctions consistent à défendre les intérêts des chantiers navals et des équipementiers maritimes européens auprès des décideurs politiques. Pour cela, je dois développer des messages clairs et percutants. Le « storytelling » est très important pour attirer l’attention des décideurs politiques et leur faire comprendre clairement les enjeux. Je suis donc un traducteur et un facilitateur entre l’industrie et le monde politique. Mon objectif est d’établir un dialogue de confiance entre ces partenaires.
Je suis convaincu que le lobbying est utile aux institutions européennes car il leur apporte des informations précises sur les problèmes concrets rencontrés par les différents secteurs et leur permet donc de prendre des décisions politiques sur la base d’informations fiables. Toutefois, ce travail d’influence n’est légitime que s’il s’appuie sur la confiance, la transparence et des informations honnêtes. La réputation est fondamentale. Je veux insister sur ce point avec un autre conseil pour les nouveaux diplômés de Sciences Po Grenoble : votre carrière sera faite ou défaite par votre réputation ! Investissez sur votre crédibilité, soyez de bonne volonté avec tout le monde et travaillez votre image de marque. Cela prend du temps mais les bénéfices sont exponentiels.
Une autre facette de mon travail consiste à informer l’industrie que je représente sur les évolutions réglementaires et les opportunités ou risques que ces évolutions impliquent. Cela est important pour assurer une bonne mise en œuvre de la législation sur le terrain et pour guider les décisions commerciales des entreprises. Dans ce rôle, je dois être didactique et concret car les enjeux sont importants pour la compétitivité des entreprises.
Est-ce que passer de la défense de l’intérêt public à la promotion d’intérêts privés a été un problème ?
En passant de la Commission européenne à une organisation du secteur privé, j’ai pratiqué ce que la bulle européenne qualifie de « revolving doors ». Cette pratique est soumise à des règles afin d’éviter des conflits d’intérêts ou autres problèmes éthiques. Ainsi, j’ai dû soumettre à la Commission une demande d’autorisation d’exercer mon nouvel emploi, ce qui est tout à fait normal et sain. La Commission a ainsi vérifié – et confirmé – que je ne me trouvais pas dans une situation de conflit d’intérêt pouvant mettre en doute mon intégrité.
As-tu un dernier message pour les étudiants et nouveaux diplômés de Sciences Po Grenoble qui s’apprêtent à entrer dans le monde du travail ?
Ayez confiance en vous, tentez votre chance, soyez humbles mais déterminés dans votre travail et avec vos relations et, chose très importante, développez vos compétences linguistiques. Sciences Po Grenoble donne toutes les clés pour trouver sa voie dans les métiers de l’Europe ; jetez vous à l'eau !
Je vous souhaite bonne réussite dans votre carrière.
Lorsque vous repenserez à Sciences Po Grenoble dans quelques années,
je suis sûr que vous apprécierez vous aussi la solidité
des fondations que vous y avez bâties.
Vincent GUERRE
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13/02/2024